Jérôme Bel : « Des corps, il y en a des multitudes et je pense qu’il faut les représenter tous. »

Publié le 9 mai 2017 par Valérie Di Chiappari
« Toutes les manières de danser se valent assurément, comme aucun être humain n’a moins de valeur qu’un autre », Jérôme Bel. © DR

Dans Gala, le chorégraphe Jérôme Bel mêle vingt danseurs amateurs et professionnels dont une jeune femme qui danse en fauteuil roulant, Magali Le Naour-Saby. Créé en 2015, ce spectacle repart en tournée en France. Rencontre avec un artiste qui affirme ne pas rechercher la maîtrise mais plutôt la tentative, l’exploration, quitte à échouer.

Faire Face : Que dit Gala de la différence ?

Jérôme Bel : J’ai toujours pensé qu’une compagnie de danse sur scène se devait de représenter une certaine idée du monde. Je veux dire la danse de la modernité, celle qui commence avec Isadora Duncan, Nijinsky, etc. Il me semble que les chorégraphes importants n’ont cessé de faire ça. Dans le moment historique qui est le nôtre, leur travail se doit de prendre en compte la diversité qui compose leurs sociétés, car les enjeux en sont proprement gigantesques.

« C’est parce que chacun d’eux est unique qu’ils deviennent tout à coup égaux. »

© DR

Toutes les manières de danser se valent assurément, comme aucun être humain n’a moins de valeur qu’un autre. Comme l’écrit Sartre dans la dernière phrase du livre Les Mots : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » L’égalité que j’essaie de produire entre les différents danseurs de Gala est une méta égalité, si je puis dire. Le spectacle repose ainsi sur la plus grande diversité possible de ses interprètes qui permet d’atteindre l’égalité, produite grâce à la singularité de chacun des membres de cette communauté.

C’est parce que chacun d’eux est unique qu’ils deviennent tout à coup égaux, dignes du même intérêt. Égaux par l’unicité. Chacun devenant source de richesse, considérant que toute altérité est une promesse de richesse, pour tous les autres.

FF : Le projet de Gala est né d’ateliers “danse et voix” co-animés avec Jeanne Balibar pour des amateurs en Seine-Saint-Denis. Pourquoi les mêlez-vous aujourd’hui à des professionnels ?

J.B : C’est leur fragilité qui m’a toujours intéressé chez les amateurs. Contrairement aux professionnels qui deviennent maîtres de leurs pratiques respectives, ils sont désarmés. Les pratiques amatrices reposent sur le principe de plaisir, sur le désir. Chaque amateur est en devenir et ne sera jamais accompli comme un  professionnel. Cet élan, cette tentative est sans doute une des choses qui s’apparente le plus à ma propre pratique. En tant qu’artiste, je ne cherche pas la maîtrise de mon outil, le théâtre.

« En tant que spectateur, je préfère toujours voir un spectacle raté qui prend des risques. »

Au contraire, je m’adosse à une idée expérimentale du théâtre où chacun de mes opus devrait me mener vers une chose que je ne maîtrise pas, même si cela n’a pas toujours été le cas… Disons que le projet consiste à essayer, tenter, explorer plutôt que contrôler ou maîtriser, quitte à échouer. En tant que spectateur, je préfère toujours voir un spectacle raté qui prend des risques que celui dans lequel je ne découvre rien de nouveau. Pour moi, le danseur amateur incarne une certaine idée de l’art à laquelle je suis farouchement attaché. Comme disait Samuel Beckett : « Try again, fail again, fail better. »

 

 

FF : Quel regard portez-vous sur la danse contemporaine ?

J.B : Je commence à avoir un vrai problème avec la représentation des corps dans la “danse contemporaine”, terriblement standardisée. Dans 99 % des spectacles, les danseurs âgés de 20 à 35 ans, sont sveltes, en pleine forme, assez – sinon très – beaux. Cela me semble extrêmement limitatif pour une pratique dont l’outil est le corps. Des corps, il y en des multitudes et je pense qu’il faut les représenter tous.

La danse contemporaine a fini par produire un académisme qui n’a rien à envier à celui de la danse classique. Le jugement est évidemment l’autre nerf de la guerre que le statut d’amateur met à mal, ce qui me ravit. Le jugement étant ainsi invalidé, que reste-t-il ? Le sens de la danse : ce qu’elle signifie, ce qui s’exprime de l’individu dansant (amateur ou professionnel), ce que la danse permet de révéler de l’individu que le langage ne peut pas.

Mais l’idée de cette pièce était de rassembler le plus possible et non d’exclure qui que ce soit, c’est pour cela qu’à la fin du processus, j’ai compris que malgré tout il fallait intégrer aussi les danseurs professionnels. Propos recueillis par Katia Rouff

Corps multiples, danse singulière

Gala, comme un spectacle de fin d’année où l’on expose son savoir dans un costume improbable, parfois avec maladresse. « Ce qui compte c’est le plaisir, le désir de danser, l’expérience plus que la réussite », nous dit ce spectacle créé en 2015 et accueilli samedi 29 avril au Théâtre de la Commune à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Prochaines dates : le 13 à Alfortville, le 13 à Florac.

Il mêle des danseurs âgés de 5 à 87 ans, dont une majorité d’amateurs. Parmi les professionnels, Magali Le Naour-Saby, victime d’une asphyxie du cerveau à la naissance, comédienne-danseuse en fauteuil roulant, apprécie l’expérience. « Il s’agit de faire appel à son imaginaire, à ses souvenirs d’enfance, d’oser montrer cette mobilité différente sur la scène, d’accepter de ne pas être parfaite, de ne pas craindre le jugement, glisse-t-elle. Aucun corps n’est parfait mais tous peuvent danser. » Si le début du spectacle déconcerte à cause des rires suscités par les maladresses des amateurs, ensuite, leur passion pour la danse, les références et les talents qu’ils nous dévoilent – souvent avec drôlerie – séduisent. K.R-F

Gala, Conception Jérôme Bel, 1 heure 30. Dates de représentations : www.jeromebel.fr

 

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