Le suicide assisté dans toute sa singularité

Publié le 10 mars 2023 par Corinne Manoury
"L'imaginaire du possible" selon les chercheurs est cette phase où l'idée de mourir par suicide assisté prend forme. Il est propre à chaque personne et à l'environnement dans lequel elle évolue.

En Suisse, où le suicide assisté est dépénalisé, quatre chercheurs ont suivi sa mise en place à travers une quinzaine de cas. Ils en donnent à voir la réalité dans une étude ethnographique relatée dans La Mort appréciée*, qui restitue leurs observations et leurs entretiens avec les personnes concernées, mais aussi les proches, légistes, associations d’aide au suicide ou employés de pompes funèbres. Explications d’Anthony Stavrianakis, anthropologue et chercheur au CNRS, à l’origine du projet.

Faire-face.fr : Ce qui est frappant à la lecture de La Mort appréciée, c’est de partager des instants de vie. Le récit est-il courant en ethnographie ?

Anthony Stavrianakis est chargé de recherche au CNRS, membre du laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative.

Anthony Stavrianakis : Non, c’était un choix. En effet, nous tenions à ne pas être dans le jugement moral ou éthique sur cette pratique un peu étrange qu’est le suicide assisté. Nous voulions juste raconter l’histoire des gens, faire de “vrais” récits qui puissent servir de base à des analyses et des recherches scientifiques ultérieures. En passant un maximum de temps avec eux pour saisir leur manière de réfléchir et d’agir.

Il existe beaucoup de documentaires sur le suicide assisté. Mais leur construction reste très formatée, avec un commentaire qui justifie le recours à cette pratique. On entend que « c’est le choix de la personne » ou qu’elle est « gravement malade ». Or, le raisonnement médical est nécessaire mais pas suffisant. C’est la singularité de la personne qui conduit à ce choix. Deux malades de sclérose latérale amyotrophique [ou maladie de Charcot, NDLR] vont réagir différemment selon leur parcours.

F-f.fr : Quelles difficultés avez-vous dû surmonter pour réaliser cette étude ?

A.S : Au-delà des autorisations, c’était un fort investissement de notre part. Un petit tableau récapitule les sept suicides observés sur les quinze suivis approfondis que nous avons effectués. Les dates vont de 2016 à 2020, mais notre travail a, en réalité, débuté en 2013. Il s’est donc étalé sur sept ans. Période durant laquelle nous avons tissé des liens avec les personnes suivies et avons dû nous positionner.

“Observateur participant”

Un positionnement qui ne va pas sans questionnement éthique. Personnellement, je me suis interrogé sur le genre de demandes que je faisais à l’autre et sur celles que j’étais prêt à accepter. Une personne, par exemple, a exprimé le souhait que je l’accompagne, que je remplace un proche en quelque sorte. Je ne l’avais pas anticipé. C’est très délicat de tenir ce poste d’enquêteur, d’“observateur participant”.

F-f.fr : Était-ce éprouvant ?

A.S : Globalement, non. Les personnes étaient heureuses de parler. Elles avaient envie de le faire. Certes, il pouvait y avoir des handicaps, des situations sociales compliquées… Mais c’étaient de fortes personnalités, souvent des personnes militantes. Elles avaient la volonté de prendre les choses en main. Pouvoir être présent à un suicide, ce n’est pas rien. Mais je ne l’ai pas vécu de façon éprouvante.

F-f.fr : Quel était alors le contexte en Suisse ?

A.S : En 2013, il y avait un débat dans le canton de Vaud sur la possibilité pour les résidents d’Éhpad de faire appel aux associations d’aide au suicide. La bioéthique, le droit, la théologie, les activistes ou encore les médecins avaient leur mot à dire. Mais qui étaient les personnes qui sollicitaient déjà cette aide ? Comment était-elle prodiguée ? Et qui étaient celles et ceux qui se mettaient à disposition pour la leur fournir ? Pas illégale, mais hors du cadre médical, une solution suisse existait pour “une mort choisie”. Et ce qui est étonnant, c’est que dix ans plus tard, la question de cette pratique n’est toujours pas réglée. Le débat est régulièrement relancé.

L’éthique dépasse la loi

F-f.fr : Quels enseignements tirez-vous de l’étude ?

A.S : Que l’éthique dépasse largement la loi. D’ailleurs, même en Belgique où l’euthanasie est encadrée, ce n’est pas simple. Car on est toujours dans la nuance, le cas par cas…

Surtout, le suicide assisté nécessite l’engagement de beaucoup d’intervenants. Les personnes qui y parviennent doivent se montrer déterminées, nouer des liens avec d’autres dans ce but, composer avec le poids de la maladie, leur rapport à la mort… Tout le monde n’en est pas capable. D’ailleurs, 50 % des demandes de suicide assisté n’aboutissent pas. Et ces chiffres restent stables.

La Mort appréciée – le suicide assisté en Suisse, d’Alexandre Pillonel, Marc-Antoine Berthod, Dolores Angella Castelli Dransart et Anthony Stavrianakis, éd. Antipodes, gratuit en téléchargement sur www.antipodes.ch

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