« La prothèse n’est plus stigmatisation mais affirmation de soi »

Publié le 30 octobre 2023 par Franck Seuret
Valentine Gourinat : « La prothèse de membre ne sert plus à adissimuler le moignon, la mutilation, le handicap. Au contraire, en s'exposant, elle interroge en profondeur le validisme, en remettant en cause la norme corporelle correspondant spécifiquement aux caractéristiques du corps dit valide.» © Cottonbro studio

De plus en plus de personnes amputées rendent visible leur prothèse et la montrent, constate Valentine Gourinat, ingénieure de recherche à l’université de Strasbourg. Un phénomène à mettre en lien avec la médiatisation croissante de personnalités amputées et des évolutions technologiques… mais aussi avec l’essor des réseaux sociaux et la personnalisation des prothèses.

Faire-face.fr : Comment a évolué l’image du corps amputé et appareillé dans les médias ?

Valentine Gourinat est docteure en sciences de l’information et de la communication et docteure en sciences de la vie.

Valentine Gourinat : Depuis une vingtaine d’années, nous assistons à une médiatisation sans précédent des personnes appareillées avec des représentations visuelles sensationnelles, voire sensationnalistes. Dans les médias d’information comme dans les films, les jeux vidéo…

Jusqu’à la fin du XXe siècle, les personnes amputées d’un membre n’étaient que rarement médiatisées. Elles restaient relativement confinées au champ du blessé de guerre ou du héros de fiction. Cette image a ensuite commencé à changer avec l’avènement de figures médiatiques, porteuses de messages positifs.

Aimee Mullins, athlète paralympique, actrice et mannequin américaine, double amputée tibiale, rompt avec l’idée d’un handicap qu’il faut masquer »

Je pense notamment à Aimee Mullins. Cette athlète paralympique, actrice et mannequin américaine, double amputée tibiale, a participé à plusieurs défilés et campagnes de publicité pour de grandes marques. Elle y met son corps en scène avec des prothèses de toutes sortes. Elle rompt ainsi avec l’idée d’un handicap qu’il faut masquer.

F-f.fr : L’image des prothèses, en tant qu’objets, a-elle également changé ?

V.G : Nous constatons une forte médiatisation des avancées technologiques dans ce domaine. C’est paradoxal, car l’immense majorité des prothèses utilisées par les personnes amputées restent de simples prothèses mécaniques ou esthétiques. Mais des appareillages répondant à des esthétiques et des caractéristiques technologiques particulières ont émergé dans le champ médiatique et dans l’imaginaire collectif dans les années 2000, et plus encore 2010.

La médiatisation impose l’idée que les prothèses sont de fantastiques objets de reconstruction de soi »

Les médias se focalisent sur les lames de course, rendues visibles par la polémique autour de la participation de l’athlète double amputé Oscar Pistorius aux jeux Olympiques. Il y a aussi les prothèses robotisées, notamment les mains dites bioniques et celles commandées par la pensée. Sans oublier les prothèses fabriquées à partir de l’impression 3D.

F-f.fr : Quel est l’impact de cette médiatisation des prothèses “technologiques” ?

V.G : Elle contribue à imposer l’idée que les prothèses sont de fantastiques objets de reconstruction de soi. Qu’elles sont une source de force et de fierté pour celles et ceux qui en bénéficient. Leur médiatisation a également participé à normaliser la présence de prothèses visibles. Elle a fait basculer l’image de la prothèse d’un passé misérabiliste – le pilon et la jambe de bois – à une perspective futuriste. Quand bien même, c’est important de le préciser une nouvelle fois, très peu de personnes amputées sont équipées de prothèses high-tech.

F-f.fr : Des mannequins, des sportifs de haut niveau, des prothèses technologiques… : comment “l’amputé lambda”, avec sa prothèse basique, peut-il se reconnaître dans ces personnes et ces outils hors normes ?

V.G : Il ne faut pas négliger un autre phénomène : l’émergence des réseaux sociaux sur lesquels des citoyens ordinaires se mettent en scène avec leur appareillage. Là, le phénomène d’identification peut jouer à plein et encourager à se montrer dans l’espace public.

Une frange grandissante de femmes et d’hommes appareillés s’affranchissent de normes longtemps admises »

Enfin, la customisation des prothèses est devenue accessible au plus grand nombre. On peut facilement se procurer, à des prix abordables, des emboîtures personnalisées, des gaines de couleur, des coques en impression 3D issues du commerce ou fabriquées soi-même…

F-f.fr : Est-ce que tout cela a contribué à changer le rapport des personnes amputées à leur prothèse et à l’espace public ?

V.G : Une frange grandissante de femmes et d’hommes appareillés s’affranchissent de normes longtemps admises. Des normes qui incitaient au port de prothèses habillées d’une mousse couleur chair et masquées sous un vêtement. Désormais, elles et ils montrent leur prothèse, en laissant apparents ses composants ou en les customisant Celle-ci n’est plus stigmatisation mais affirmation de soi. C’est un retournement du stigmate.

En s’exposant, la prothèse de membre interroge en profondeur le validisme, en remettant en cause la norme corporelle »

La prothèse de membre ne sert plus à dissimuler le moignon, la mutilation, le handicap. Au contraire, en s’exposant, elle interroge en profondeur le validisme, en remettant en cause la norme corporelle correspondant spécifiquement aux caractéristiques du corps dit valide.

Mais ceux qui ont décidé de montrer leur prothèse restent minoritaires. Et leur stratégie n’a jamais valeur absolue. Elle peut varier selon les âges de la vie ou même d’un moment de la journée à l’autre.

Le moment social et le rapport aux interlocuteurs semblent décisifs dans le choix de montrer ou non sa prothèse »

F-f.fr : Pouvez-vous nous donner des exemples ?

V.G : Une personne pourra décider de se faire discrète dans un cadre social dans lequel elle n’est pas à l’aise – une réunion de travail avec de nouveaux interlocuteurs, par exemple. Mais elle choisira de se rendre visible dans une foule compacte afin de pousser les gens à faire attention à elle et éviter les bousculades. Ou elle l’exhibera dans une activité sportive pour souligner l’effort qu’elle accomplit. Le moment social et le rapport aux interlocuteurs semblent décisifs dans le choix de montrer ou non sa prothèse. Elle s’adaptera donc selon que l’environnement lui semble hostile… ou bienveillant.

Valentine Gourinat a écrit un article scientifique sur le sujet avec Lucie Dalibert et Paul-Fabien Groud : Visibles et invisibles, approche socio-anthropologique des stratégies et pratiques de dissimulation et de monstration des corps amputés appareillés. À lire sur hal.science.

 

Amputation : faire corps avec soi

En Une du magazine Faire Face de novembre-décembre 2023 : un dossier consacré à l’amputation. De l’opération à la réappropriation d’un corps qui a changé, le parcours est balisé d’étapes importantes. Préparation de l’intervention chirurgicale, choix d’utiliser une prothèse… ou non, adoption d’une bonne hygiène de vie, recherche de solutions pour apaiser les douleurs, financements possibles pour compenser son handicap et restauration de l’estime de soi.

Un dossier pratique, accompagné de témoignages et de contacts utiles.

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