Violences sexuelles et handicap : L’Arche en quête de vérité

Publié le 23 mars 2023 par Franck Seuret
Les enquêteurs indépendants ont recensé 25 victimes abusées par Jean Vanier. Des relations s’inscrivant dans un continuum de confusion, d’emprise et d’abus. Ces 25 femmes étaient « non handicapées ». © Foi et lumière

Jean Vanier, le fondateur de L’Arche, a abusé sexuellement de 25 femmes. Voici ce qui ressort d’une enquête menée par une commission indépendante sur ses dérives mystico-sexuelles . Toutes étaient « non handicapées ». Mais les préceptes de cette figure spirituelle catholique sur l’importance du toucher ont-ils pu contribuer à faciliter les violences sexuelles contre les personnes handicapées accueillies dans les communautés de L’Arche ? C’est la question qui se pose aujourd’hui, suite à la publication, fin janvier, du rapport de ces six chercheurs.

L’Arche n’est pas un bateau à la dérive… mais son capitaine a lourdement fauté. Voilà ce qui ressort de l’enquête commandée à une commission indépendante par cette fédération de communautés accueillant des personnes ayant une déficience intellectuelle.

Les six chercheurs, issus de différentes disciplines (histoire, sociologie, psychiatrie, psychanalyse, théologie) ont travaillé de l’automne 2020 à début 2023. Ils ont recensé 25 victimes. 25 femmes « qui ont vécu, à un moment de leur relation avec Jean Vanier, une situation d’accompagnement impliquant un acte sexuel ou un geste intime (baiser sur la bouche, caresses corporelles) », entre 1952 et 2019, l’année de son décès à l’âge de 90 ans. « Des pratiques mystico-sexuelles. »

« Ces relations (…) s’inscrivent toutes dans un continuum de confusion, d’emprise et d’abus », a précisé L’Arche internationale qui regroupe l’ensemble des communautés du monde, dans un communiqué distinct. Ils ont bien pris soin de souligner que ces 25 femmes étaient toutes « non handicapées ».

1 900 personnes accueillies dans les communautés de L’Arche en France

La précision est d’importance, car les quelque 160 communautés accueillent des milliers de résidents handicapés dans 38 pays. Salariés, volontaires et personnes ayant une déficience intellectuelle y travaillent et vivent ensemble.

La France, où Jean Vanier a créé l’Arche en 1964, compte à elle seule plus de 1 900 personnes en situation de handicap mental réparties entre 38 communautés. Dont celle de Trosly-Breuil dans l’Oise, la première, dont il était resté très proche.

25 résidents questionnés par une psychologue de L’Arche

Des personnes handicapées auraient-elle pu être abusées par Jean Vanier ? A priori, non. « En l’état actuel de l’enquête, elles n’ont pas été victimes du comportement sexuel de Jean Vanier ou de Thomas Philippe », son père spirituel, précisent les chercheurs(1).

Ils se basent, notamment, sur les entretiens qu’une psychologue de L’Arche a mené avec 25 personnes handicapées présentes en foyer d’hébergement ou foyer de vie depuis plus de dix ans au sein de la communauté de Trosly-Breuil.

« Il était si heureux d’être touché et lavé »

Jean Vanier avec un résident, en 2009. © Warren Pot

Les idées de Jean Vanier sur l’accompagnement des personnes handicapées interrogent, toutefois. Notamment, parce que la place du corps y est extrêmement présente. Voilà ce qu’il écrit, dans l’un de ses ouvrages paru en 2001, à propos d’Éric, un résident(2).

« Marie tenait dans ses bras un petit enfant qui était son Dieu. Il y a là un mystère du Corps de Jésus, un mystère du toucher que j’ai un peu mieux compris en touchant le corps d’Éric, en le baignant, en le tenant avec respect et tendresse, parce que son corps était le temple de Dieu. »

Il parlait déjà d’Éric dans l’un de ses précédent livres(3). « J’ai pu découvrir qu’un moment privilégié de la communion était le bain. Son petit corps nu se détendait et prenait du plaisir dans l’eau chaude. Il était si heureux d’être touché et lavé. » 

« Ne nions pas l’importance du toucher mais gardons à l’esprit que toutes ces pratiques demandent discernement (…), analysent les chercheurs. Nous constatons ici une spiritualisation dangereuse et la présence d’ingrédients propices à bien des abus… Notre Commission n’en révèle heureusement pas, à ce jour, sur des personnes handicapées. »

L’héritage de Jean Vanier en question

Mais quel héritage a-t-il laissé à L’Arche ? Comment sa vision a-t-elle façonné les pratiques professionnelles au sein des communautés ?  

« Vu le contexte, la question qui se pose aujourd’hui pour L’Arche, c’est effectivement de savoir si les idées de Jean Vanier ont pu contribuer à faciliter les violences sexuelles au sein des communautés », répond à Faire-face.fr la sociologue Claire Vincent-Mory, l’une des six auteurs et autrices du rapport.

« Cet héritage, nous devons le disséquer, admet Étienne Hériard, responsable du pôle formation de la fédération de L’Arche en France, contacté par Faire-face.fr. Mais les choses ont bien changé depuis que Jean Vanier a créé la première communauté en 1964. »

L’Arche assure avoir pris des mesures de prévention

Certes, mais « l’existence d’un dysfonctionnement au sommet génère bien souvent des répercussions sur toute la chaîne de l’organisation », alertent Marie Rabatel et Arnaud Gallais, deux membres de la Commission sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), dans une tribune parue dans Le Monde mi-février.

De plus, au-delà même de L’Arche, toutes les études montrent que les femmes et les enfants en situation de handicap sont beaucoup plus souvent victimes que les autres et que ce fléau n’épargne pas les institutions.

« Nous sommes très attentifs à tout cela depuis de nombreuses années, et plus encore depuis 2020, assure Étienne Hériard. Et de détailler les mesures existantes : un parcours de formation sur deux années des professionnels et des résidents portant, entre autres, sur la prévention des violences, un dispositif d’alerte interne, des espaces de parole…

« Nous avons rédigé une synthèse du rapport de la commission indépendante en facile à lire et à comprendre, poursuit-il. Et nous avons donné consigne aux communautés de la présenter aux résidents. C’est important, car cela fait tomber un tabou. Non, les accompagnants ne sont pas irréprochables et les victimes seront entendues. »

Une commission parlementaire réclamée… pour l’instant sans succès

Pour Marie Rabatel et Arnaud Gallais, un travail d’enquête complémentaire doit cependant être mené. À L’Arche, comme au sein de l’Église. La question spécifique du handicap est en effet « un angle mort du rapport Sauvé, le rapport de la commission indépendante sur les violences sexuelles dans l’église » qui a établi que 330 000 enfants y ont été victimes de pédocriminalité entre 1950 et 2020 , écrivent Marie Rabatel et Arnaud Gallais. Ils réclament donc la création d’une commission parlementaire. En vain pour le moment.

(1) La Commission « a eu connaissance d’une situation affectant l’une des personnes handicapées accueillie au sein de L’Arche il y a plusieurs décennies, précise la sociologue Claire Vincent-Mory, l’une des six auteurs et autrices du rapport. Mais l’auteur des abus n’était ni Jean Vanier ni Thomas Philippe. »
(2) La Source des larmes, éd. Parole et silence, 2001.
(3) Toute personne est une histoire sacrée, éd. Plon, 1994.

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